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L’hôpital sud-francilien fait les frais de la privatisation

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Catégorie : Revue de presse
Créé le lundi 19 septembre 2011

projet hopital sud francilienTout juste sorti de terre, le centre hospitalier sud-francilien (CHSF), conçu pour fusionner 27 sites, parmi lesquels les hôpitaux publics d'Évry-Courcouronnes et de Corbeil-Essonnes et le centre de réadaptation d'Yerres, a-t-il fait naufrage avant même son ouverture au public?

 

Cet immense bâtiment d'une superficie de 110.000 mètres carrés, à l'allure ultramoderne, avec ses 1.000 lits et ses 20 blocs opératoires, n'est encore qu'une coquille vide, sans patient, ni médecin, mais sa mise à flot se passe si mal que le directeur del'établissement, Alain Verret, vient de claquer la porte. Dans une lettre au personnel du futur établissement, celui-ci explique pourquoi il fait valoir prématurément ses droits à congés puis à la retraite à partir du 1er septembre 2011, évoquant des désaccords non seulement avec Eiffage, le maître d'oeuvre des travaux, mais aussi avec le ministère de la santé et l'Agence régionale de santé (ARS) d'Ile-de-France (lire le courrier dans sa totalité).


La tournure que prennent les événements révèle l'étendue de l'imbroglio juridique et financier et met en cause le choix fait par les pouvoirs publics: la formule du partenariat public-privé (PPP), retenue à l'origine, est aujourd'hui contestée de toutes parts. L'enjeu est considérable puisque l'hôpital, construit à proximité des Tarterêts, est supposé couvrir les besoins de santé d'un territoire de plus de 600.000 personnes. Relayée par des élus locaux, la communauté médicale, en émoi, vient de lancer un appel à la mobilisation en créant une association, alors qu'une assemblée générale, organisée mardi 13 septembre à l'initiative de l'intersyndicale Sud-santé, CGT et FO, a décidé de déposer un préavis de grève pour le 21 septembre.

Signé en 2006 par Xavier Bertrand, alors ministre de la santé, le contrat prend la forme d'un bail emphytéotique hospitalier. Le plus gros en France dans ce domaine. Le deal est le suivant: Eiffage finance l'investissement (chiffré au départ à 344 millions d'euros), construit le bâtiment et assure la maintenance et l'exploitation. En échange, l'établissement paie, avec l'ARS, un loyer d'environ 40 millions d'euros par an pendant trente ans, sur un budget annuel du CHSF de 230 millions, et devient propriétaire au terme du bail.

Au regard du manque de moyens publics, le projet, après les premiers PPP lancés au milieu des années 2000, se veut exemplaire: dans une logique libérale, il s'agit de gagner du temps et de l'argent.

Cinq ans plus tard, les attentes sont déçues. Dans un consensus inédit, les médecins, les syndicats, les élus locaux de droite comme de gauche et les usagers, initialement favorables au projet à quelques exceptions près, manifestent leur désapprobation lors d'un vote à l'unanimité du conseil de surveillance le 30 juin 2011. Sud-santé se retrouve à défendre les mêmes positions que Manuel Valls, maire d'Évry et  président de cette instance, mais aussi que Serge Dassault, ancien maire de Corbeil et vice-président. Adressée au ministère et à l'ARS, la motion exige la sortie du PPP et appelle le directeur à cesser le paiement des loyers.

Avant la trêve estivale, des tracts des représentants du personnel dénoncent un «véritable gâchis financier et un détournement de  l’argent public pour constituer une rente confortable à Eiffage et à ses actionnaires». À la tête d’une fronde inhabituelle des médecins, qui s’organise en cette rentrée, le pédiatre  Alexis Mosca juge «insupportable que l’activité hospitalière soit indexée sur les intérêts du secteur privé».

PPP: une formule «contraignante» juridiquement et «aléatoire»  financièrement

Livré le 17 janvier 2011 comme prévu, l'établissement aurait dû ouvrir ses portes quatre mois plus tard. Le déménagement des personnels (3.000 salariés au total)  comme l'accueil des premiers malades n'interviendront finalement pas avant le premier trimestre 2012. Soit avec un an de retard. Car  de multiples défauts empêchent de tenir les délais. Pannes d'électricité, groupe électrogène défectueux, bras articulés montés à l'envers: la liste des  dysfonctionnements s'allonge, les huissiers ayant constaté jusqu'à 8.000 malfaçons. Des travaux sont encore en cours. La législation évolue, les normes sanitaires et de sécurité  aussi. Il faut refaire encore et encore.

Pour autant, le loyer a commencé à être versé, selon les termes du contrat initial. Eiffage ne fait pas acte de contrition. Au contraire. L'entreprise rejette la responsabilité sur les directeurs successifs et réclame entre 100 et 185 millions d'euros pour compenser ce qu'elle estime être le résultat de changements  incessants de spécifications techniques. Le constructeur reproche aussi à l'administration de l'avoir contraint à suspendre les travaux lorsque la ministre de la justice de l'époque,  Rachida Dati, envisage d'ajouter une unité pénitentiaire, avant d'y renoncer.

L'hôpital n'est toujours pas en mesure de fonctionner, mais la facture s'alourdit et la menace de poursuites devant les tribunaux plane. Direction et médecins trouvent, dès 2010, un soutien du côté de la Chambre régionale des comptes, qui estime, dans un rapport rendu  public, la formule du PPP «contraignante» juridiquement et «aléatoire» financièrement. Elle juge le nouveau site surdimensionné et insiste sur les déficits de l'établissement, doutant de sa capacité à respecter ses engagements (lire le document dans son intégralité).

De fait, le différend sur le PPP en percute un autre concernant le budget, dans le rouge, de  l'hôpital. Le bras de fer, cette fois, a lieu directement entre la direction et l'ARS, qui, après avoir refusé deux versions de l'état prévisionnel des recettes et des dépenses (EPRD)  pour 2011, vient d'en imposer une troisième, plus restrictive. Des «efforts supplémentaires» sont exigés, comme l'indique Alain Verret dans sa lettre justifiant son départ anticipé.

«J'applique des ratios»

Pour les médecins, trop, c'est trop. Une cinquantaine de praticiens hospitaliers viennent de signer un texte jugeant «inacceptable de faire peser sur l'activité  hospitalière des choix financiers que nous n'avons pas pu refuser».

Récusant le budget 2011 et demandant au directeur par intérim d'arrêter le versement du loyer, ils déclarent que, «dans le cas contraire, nous considérons que nous ne sommes plus en mesure d'assurer des soins de qualité pour notre territoire de santé». Des «efforts supplémentaires»? Un euphémisme pour Catherine Fayet, secrétaire de Sud-santé au CHSF, qui estime que ce plan, mis en place sans l'approbation des instances de l'établissement, va se traduire par l'arrêt des recrutements, la remise en cause du processus de titularisation des contractuels, le non-renouvellement des CDD et la baisse du nombre de lits. Avec les départs en retraite non remplacés et les mutations dues à la situation, le manque de personnel se fait déjà sentir du côté des anesthésistes et des infirmières du bloc opératoire notamment, entravant l'activité des services. Et cela, alors que le transfert des équipes et des patients est en vue. «Pour nous, indique-t-elle, le départ d'Alain Verret est un licenciement déguisé. Ce n'est pas notre rôle de défendre les patrons, mais les directeurs qui refusent des budgets sont rares, alors, on ne peut que saluer sa résistance.»

À la tête de l'ARS Ile-de-France, Claude Évin dément avoir exercé la moindre pression, même s'il reconnaît que refuser deux versions d'un même budget est «peu fréquent». Pourquoi avoir choisi de passer en force, au risque de se mettre à dos l'ensemble des soignants?
«Mon travail, dit-il, c'est que les moyens donnés par l'assurance maladie soient distribués de manière équitable. J'applique des ratios, mesurant l'activitédes hôpitaux par rapport à leurs ressources. Or, là, on observe globalement des coûts de production plus élevés qu'ailleurs. Je ne peux pas laisser un établissement accroître son déficit, parce qu'une fois au ministère, je dois rendre des comptes.»

Concernant le PPP, l'ancien ministre socialiste de la santé s'appuie sur un rapport conjoint de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) et de l'Inspection générale des finances (IGF) pour affirmer que ce montage financier n'aurait pas engendré de surcoût par rapport à un chantier effectué en «Maîtrise d'ouvrage publique» (Mop), c'est-à-dire sans partenariat avec le privé. Mais il refuse de le rendre public, obligeant ses interlocuteurs à le croire sur parole.

«Comment se sortir de ce cercle vicieux?»

À la différence de Claude Évin, la syndicaliste Catherine Fayet fait le lien entre PPP et restrictions budgétaires: «On nous étrangle. D'un côté, on nous demande de payer pour un hôpital vide, en plus de nos charges actuelles. De l'autre, on nous reproche d'être en déficit chronique et on nous impose une cure d'austérité. Comment se sortir de ce cercle vicieux? Plus ça va, plus on va perdre de l'argent. Et c'est sans compter la tarification à l'activité. Comment répondre aux exigences de la T2A alors qu'on nous supprime des lits? Ce n'est pas tenable!»

D'où la  nécessité, selon la communauté médicale et les élus, de trouver une solution alternative au partenariat avec Eiffage, quitte à payer des pénalités. Une option inenvisageable selon le directeur général de l'ARS. «On ne sort pas d'un contrat comme ça, sinon, vous imaginez bien que cela se terminerait au tribunal», lance-t-il. Néanmoins, il reconnaîtla défaillance du constructeur, citant quelques-unes des nombreuses non-conformités. Les négociations, estime-t-il, doivent concerner une partie seulement du contrat, celle ayant trait à la maintenance. «Sur le gros oeuvre, affirme-t-il, il n'y a pas de difficulté. Mais il est vrai que la maintenance la plus courante, liée par exemple aux changements réglementaires sur les conditions de sécurité ou aux évolutions des besoins de santé, revient plus cher avec ce type de contrat qui manque de souplesse.»

Le directeur de l'ARS ne se lance pas dans cette voie sans l'aval du gouvernement, qui vient de lui adjoindre les compétences d'un inspecteur général des finances. Dans leur lettre de mission, les ministres concernés, Xavier Bertrand pour la santé et Valérie Pécresse pour le budget, reconnaissent «des dysfonctionnements et des non-conformités» et déclarent souhaiter que «soit explorée la possibilité de résoudre ces difficultés dans le cadre d'un accord négocié avec le groupe Eiffage».

La concession n'apparaît pas de nature à rassurer les soignants et les élus locaux. «On a l'impression que le ministère et l'ARS privilégient les intérêts d'Eiffage au détriment de l'offre de soin», indique la syndicaliste de Sud-santé. Même analyse au Front de gauche, où le conseiller général Bruno Piriou dénonce un «gouffre financier pour la collectivité publique qui permet à Eiffage de faire des bénéfices».

Plus surprenant, le maire UMP de Courcouronnes, Stéphane Beaudet, est sur la même longueur d'onde. «L'addition se chiffre à plus de 1,2 milliard d'euros, soit plus de 2 à 3 fois au-dessus du prix habituel. Mais l'ARS et mes amis au gouvernement ne veulent pas se fâcher avec Eiffage et ne peuvent pas assumer un échec d'une telle ampleur sur un PPP. Ce serait une remise en cause trop importante», admet-il, estimant toutefois que «si la gauche était au pouvoir, ce serait pareil».

L'ouverture d'un hôpital flambant neuf est considérée comme un atout par l'Élysée. Autant dire qu'en période préélectorale, il est peu probable que les pouvoirs publics reculent. Mais l'opération laissera des traces. Ce type de mécanisme complexe, où des intérêts divergents sont forcés de cohabiter, semble peu compatible avec les exigences de secteurs où les progrès technologiques sont continuels, comme les hôpitaux ou les universités, où les mêmes problématiques ont été constatées.

 

Source : Le journal MEDIAPART, écrit par Carine Fouteau